INTRODUCTION
En 2023, l’Agence Internationale de Recherche sur le Cancer (IARC) a réuni un groupe d’experts internationaux pour examiner les études publiées et évaluer la force des preuves épidémiologiques et mécanistiques sur la réduction ou l’arrêt de la consommation d’alcool et le risque de cancer attribuable à l’alcool. Les preuves “suffisantes” ont été trouvées pour deux types de cancers (cancers de la bouche et de l’œsophage) et des preuves “limitées” ou “inadéquates” pour les autres cancers attribuables à l’alcool. En général, il existe peu d’études sur ce sujet, et encore moins d’études de haute qualité avec une puissance statistique suffisante et un contrôle adéquat du tabagisme comme principal facteur de confusion.
Il existe peu de preuves sur le rôle de la réduction ou de l’arrêt de la consommation d’alcool dans la réduction des risques de cancer. Il n’y a presque pas d’études – et donc pas de preuves – sur le rôle du « sevrage alcool » et de l’abstinence dans la réduction des risques de cancer pour les personnes dépendantes à l’alcool et les consommateurs de quantités importantes d’alcool. Ces données sont pourtant cruciales pour développer les interventions ciblées et les politiques visant à prévenir le cancer.
LA PRESENTE ETUDE :
En utilisant une cohorte représentative de tous les 25,3 millions d’adultes sortis des hôpitaux français entre 2018 et 2021, la présente étude montre une forte association entre la dépendance à l’alcool et le risque de chaque site de cancer associé à l’alcool chez les deux sexes, sauf pour le cancer du sein.
La base de données nationale française des sorties d’hôpital offre une opportunité unique de faire avancer les connaissances. Un grand nombre de patients dépendants à l’alcool – c’est-à-dire la forme la plus sévère des troubles de l’usage d’alcool – sont diagnostiqués et pris en charge dans des hôpitaux de soins aigus ou spécialisés en France. De plus, tous les patients diagnostiqués avec un cancer sont traités à l’hôpital.
OBJECTIFS :
L’objectif de l’étude était de tester deux hypothèses principales concernant les cancers dus à l’alcool, globalement et par site de cancer :
•la dépendance à l’alcool est associée à un risque accru par rapport à l’absence de dépendance à l’alcool ; et
•le « sevrage alcool » hospitalier (« réhabilitation ») ou un antécédent d’abstinence est associé à un risque réduit par rapport à la dépendance à l’alcool sans sevrage hospitalier ni abstinence.
RESULTATS MAJEURS :
L’étude montre que le traitement de sevrage hospitalier à l’hôpital ou un historique d’abstinence est associé à des bénéfices importants chez les patients dépendants à l’alcool, avec environ 40 % de réduction relative du risque de cancers liés à l’alcool chez les deux sexes.
Les réductions relatives du risque sont significatives pour chaque type de cancer (carcinome hépatocellulaire et cancer de la cavité buccale, du pharynx, du larynx, de l’œsophage, du côlon-rectum et du sein) et dans tous les groupes socio-économiques.
Les réductions relatives du risque de cancer du à l’alcool sont encore plus élevées chez les patients ayant uniquement un historique d’abstinence comparativement à ceux ayant bénéficié d’un sevrage hospitalier, ce qui confirme que les bénéfices de la réduction ou de l’arrêt de la consommation d’alcool augmentent avec le temps.
Le sevrage hospitalier, qui est lié à une réduction ou un arrêt au moins temporaire de la consommation d’alcool, est associé à un risque considérablement plus faible d’incidence de cancer dû à l’alcool. Mais, cette intervention n’est proposée qu’à une minorité de patients dans les hôpitaux français. Pour prévenir les cancers, le sevrage alcool hospitalier devrait être proposé et utilisé beaucoup plus largement.
LES RESULTATS DANS LE DETAIL :
Parmi les 49 175 541 adultes résidant en France métropolitaine au 1er janvier 2018, 25 291 344 (51,4 %) ont été hospitalisés en soins aigus, post-aigus ou psychiatriques entre 2018 et 2021. La dépendance à l’alcool a été identifiée chez 645 720 (6,3 %) des 10 260 056 hommes et 219 323 (1,6 %) des 13 739 369 femmes.
Parmi les patients dépendants à l’alcool, les proportions de ceux ayant bénéficié d’un sevrage hospitalier ou présentant un historique d’abstinence étaient similaires entre les sexes (hommes : 245 550 [38,0 %] ; femmes : 87 723 [40,0 %]).
Parmi eux, 141 682 (57,7 %) hommes et 48 167 (54,9 %) femmes avaient utilisé les services de sevrage hospitalier avec un suivi médian de 3,8 ans depuis le premier traitement entre 2013 et 2021, et les autres patients n’étaient enregistrés qu’avec un historique d’abstinence entre 2013 et 2021. La durée médiane du séjour en hospitalisation pour un sevrage hopitalier était de 13 jours.
La dépendance à l’alcool était associée à des admissions hospitalières antérieures en 2013–2017, à tout facteur de risque de cancer, et à des décès à l’hôpital entre 2018 et 2021 chez les deux sexes.
Les patients ayant bénéficié d’un sevrage hospitalier ou présentant un historique d’abstinence présentaient aussi les taux les plus élevés de facteurs de risque de cancer, notamment le tabagisme et l’infection chronique par l’hépatite C, chez les deux sexes.
Au total, 602 199 (2,5 %) patients ont été nouvellement diagnostiqués entre 2018 et 2021 avec des sites de cancer identifiés comme étant causés par la consommation d’alcool.
Les cancers dus à l’alcool comprenaient des sites de cancer hétérogènes, avec des sites différant en fréquence, ratio de sexes, âge médian au diagnostic, et pronostic.
La dépendance à l’alcool était plus fréquemment enregistrée chez les hommes que chez les femmes pour tous les sites de cancer dus à l’alcool et les catégories :
• carcinome hépatocellulaire (hommes : 14 621 [51,3 %] ; femmes : 2 036 [25,7 %]),
• cancers des voies aérodigestives supérieures (hommes : 16 743 [27,5 %] ; femmes : 3 031 [15,0 %]), et
• cancer colorectal (hommes : 7 795 [7,5 %] ; femmes : 1 958 [2,1 %]).
La dépendance à l’alcool sans historique de sevrage hospitalier ou d’abstinence entre 2013 et 2021 était un facteur de risque majeur pour tous les cancers dus à l’alcool chez les deux sexes, sauf pour le cancer du sein.
Le sevrage hospitalier et un historique d’abstinence étaient associés à des risques réduits par rapport à la dépendance à l’alcool sans sevrage hospitalier ni abstinence, avec environ 40 % de réduction relative du risque de cancer dû à l’alcool.
Les figures suivantes montrent les effets de la dépendance à l’alcool, avec et sans sevrage hospitalier ou abstinence, sur le risque de cancer lié à l’alcool par sexe au cours de la vie. (A) Hommes (n = 10 260 056). (B) Femmes (n = 13 739 369).
Les bienfaits du sevrage hospitalier et de l’abstinence sur le risque de cancer dû à l’alcool étaient confirmés par toutes les analyses de sous-groupes et de sensibilité. Les réductions relatives du risque de cancer associé à l’alcool étaient similaires dans les sous-groupes de population définis par quintile de l’indice de privation de zone ou par résidence dans un territoire couvert par un registre du cancer.
Comparés aux 13 853 542 patients avec des admissions hospitalières antérieures entre 2013 et 2017, les 10 145 883 patients nouvellement sortis entre 2018 et 2021 étaient, comme prévu, plus jeunes (âge médian de 51 ans contre 58 ans au 1er janvier 2018) et moins comorbides (dépendance à l’alcool : 218 790 [2,2 %] contre 646 253 [4,7 %] ; tout facteur de risque de cancer : 1 219 629 [12,0 %] contre 3 543 461 [25,6 %]).
La dépendance à l’alcool sans sevrage hospitalier ni abstinence était également associée à des risques accrus de cancer associé à l’alcool dans les deux sous-groupes de population. En revanche, les réductions relatives du risque avec le sevrage hospitalier ou l’abstinence étaient encore plus élevées chez les patients nouvellement sortis entre 2018 et 2021 comparés à ceux avec des admissions hospitalières antérieures entre 2013 et 2017.
L’étude montre que les réductions relatives du risque de cancer dû à l’alcool étaient encore plus élevées chez les patients ayant seulement un historique d’abstinence comparativement à ceux qui ont bénéficié d’un sevrage à l’hôpital en 2013-2021.
À l’exception du cancer du sein, l’étude montre que le sevrage hospitalier ou un passé d’abstinence est associé à une diminution des risques de cancer liés à l’alcool tout au long de la vie, les bénéfices étant maximaux chez les patients d’âge moyen.
LES CONCLUSIONS, RETOMBEES ET SUITES A DONNER A CETTE ETUDE.
Dans cette étude de cohorte hospitalière nationale, les résultats montrent un lien marqué entre la dépendance à l’alcool et les cancers dus à l’alcool après avoir contrôlé les facteurs de risque potentiellement confondants.
Les résultats de l’étude démontrent les bénéfices du sevrage hospitalier et de l’abstinence de l’alcool pour réduire le risque de cancers dus à l’alcool, globalement et pour chaque site de cancer.
La dépendance à l’alcool est fortement associée à une consommation excessive d’alcool (>60 g d’éthanol pur par jour, soit l’équivalent de plus de six boissons alcoolisées par jour) et donc – à l’exception du cancer du sein chez les femmes – a été de manière prévisible liée dans cette étude à des risques élevés sur la courbe dose-réponse qui est exponentielle pour les cancers dus à l’alcool.
Les résultats de l’étude montrent que les bénéfices de la réduction ou de l’arrêt de la consommation d’alcool augmentent avec le temps, car l’étude a trouvé que les réductions relatives du risque de cancer dû à l’alcool étaient encore plus élevées chez les patients ayant seulement un historique enregistré d’abstinence par rapport à ceux recevant un sevrage à l’hôpital entre 2013 et 2021.
Globalement, les résultats de l’étude indiquent un effet puissant du sevrage hospitalier et de l’abstinence de l’alcool pour réduire les risques de cancers dus à l’alcool. Les résultats de la présente étude semblent généralisables à l’ensemble de la population.
Seulement 333 273 (38,5 %) des 865 043 patients dépendants de l’alcool et sortis des hôpitaux français entre 2018 et 2021 avaient bénéficié d’un sevrage à l’hôpital ou avaient un historique d’abstinence enregistré entre 2013 et 2021. En 2007, des incitations financières visant à améliorer les soins addictologiques hospitaliers ont été mises en place et leurs effets ont sans doute été capturés dans cette étude. Cependant, pour diverses raisons, y compris la stigmatisation persistante et une diminution des effectifs médicaux, l’offre de services de sevrage à l’hôpital reste souvent limitée aux patients les plus sévères ou comorbides atteints de dépendance à l’alcool.
Cette étude montre que le sevrage à l’hôpital ou un historique d’abstinence sont disproportionnellement enregistrés chez les patients plus âgés et plus comorbides ayant eu une (des) admission(s) hospitalière(s) précédente(s) entre 2013 et 2017, bien que les réductions relatives du risque de cancer associé à l’alcool étaient beaucoup plus élevées chez les patients nouvellement sortis entre 2018 et 2021. En conséquence, les bénéfices du sevrage hospitalier devraient être plus importants s’ils étaient étendus à un stade plus précoce de la dépendance à l’alcool.
Les résultats de l’étude suggèrent également que les réductions observées du risque de cancer attribuable à l’alcool étaient similaires à travers les sous-groupes de population définis par quintile de l’indice de zone défavorisée, soulignant l’importance des services de sevrage de l’alcool pour réduire les inégalités de santé.
En conclusion, les interventions efficaces contre l’alcool sont sous-utilisées dans les hôpitaux français, comme c’est le cas ailleurs.
Le dépistage de la consommation d’alcool à l’hôpital, suivi des interventions brèves pour une consommation d’alcool dangereuse ou de sevrage pour les troubles de l’usage de l’alcool est une étape majeure vers la prévention de nombreux cas de cancer.
Il convient également de considérer la mise en place de dépistages de routine et d’interventions ambulatoires en amont dans les soins de santé primaires.
Cependant, compte tenu des coûts relativement élevés de toutes les interventions au niveau individuel, la prévention du cancer devrait commencer par la mise en œuvre de stratégies à l’échelle de la population visant à réduire la consommation d’alcool et la charge de morbidité attribuable à l’alcool, y compris le cancer, dans l’ensemble de la population. Il s’agit, comme recommandé par l’OMS, d’augmenter les taxes pour rendre l’alcool moins abordable, réduire la disponibilité et limiter, voire interdire, le marketing.